La naissance de René Jacques
À la maternité de l’hôpital de Niort, rue Saint-Georges, le 31août 1937, à 7heures 30 du matin il y a bien longtemps déjà que le soleil est levé. Le jour fera date puisque c’est celui de la création de la SNCF. Mais plus modestement, il y a une femme sur la table de travail. Elle s’appelle Jeanne ou Marie, Colombe ou Fabienne, Paulette ou Mauricette, va savoir ! Quant à son nom de famille, il en circule environ 250 000 à cette époque en France, de Abala à Zonzon en passant par Dupont ou Martin et nous ne saurions deviner le sien. Sa terreur est qu’on l’apprenne.
Il y bien des accoucheuses sans la moindre empathie pour les filles-mères et qui ne manquent pas de fustiger la parturiente d’un « Vous avez mal ? Ça vous servira de leçon ! la prochaine fois vous ferez plus attention ! ». Elle a eu plus de chance : elle a rencontré une assistante sociale, ou peut être une sage-femme qui devant sa détermination à abandonner l’enfant lui a conseillé d’éviter l’Assistance publique et de le confier à une œuvre d’adoption. Elle n’a pas manqué de l’interroger sur sa famille, ses antécédents de santé, ceux du père si elle les connaît, pour être sûr que l’enfant peut être confié avec une certaine sécurité à des parents adoptants.
« C’est un garçon ! » lui a-t-on dit. A-t-elle eu envie de le prendre dans ses bras celui qu’elle avait eu dans son ventre pendant des mois ? Ou cette intimité lui inspirait-elle un tel rejet qu’elle s’est contentée de lancer, comme indifférente : « Ah bon ? ». En tout état de cause, elle n’était pas là pour faire un enfant mais pour s’en défaire. Peu de temps après, l’agent de l’Assistance publique est passé pour doter l’enfant d’un état-civil. L’usage était de lui donner deux ou trois prénoms : les deux premiers conservaient leur usage, et le dernier pourvoyait au nom de famille. C’est ainsi que je me suis appelé René Jacques.
Le jour même, à 16 heures, le sieur, Ernest Goeffriaud, 62 ans, retraité, médaillé militaire, s’en est allé déclarer en mairie qu’une femme « qui refuse de se faire connaître » a donné naissance à un enfant de sexe masculin dénommé JACQUES, René. Le père, lui, n’a pas même besoin de dire qu’il veut rester inconnu ; il est inexistant. L’enfant semble né d’une relation avec le Saint-Esprit, tout comme Jésus est né de Marie-toujours-vierge. Exit Joseph ! Encore a-t-on fait des progrès : quelques années plus tôt la recherche en paternité était tout simplement interdite. Il fallut attendre 1912 pour qu’elle soit enfin admise dans quelques cas précis comme le viol ou l’enlèvement. Résumons-nous : selon la loi, la fille-mère n’était pas tenue de reconnaître son enfant ; quant au père, il bénéficiait d’une totale immunité. Les enfants se trouvaient ainsi sacrifiés à la tranquillité des familles. Le choses ont elles vraiment changé ?
Jeanne ou Colombe ou Paulette, elle est repartie, le ventre vidé, les lèvres sèches, les yeux cernés, seule. Déchirée pour la vie sans doute ; même si, plus tard, elle a d’autres amours, d’autres enfants, frères ou sœurs qui ignoreront jusqu’à l’existence de leur demi-frère.
Marie-Louise et les « filles-mères »
Le même 31 aout 1937 à 7h30, Marie-Louise Leguéré, prend son petit-déjeuner à la Maison maternelle d’Albert, près d’Amiens, dont elle est directrice depuis six mois. Ces Maisons maternelles servent de refuge à ces femmes, alors en marge de la société et qu’on désignait avec quelque mépris sous le nom de « filles-mères ». Un chercheur, Yves Boulbés, a écrit sur le sujet un livre dont le titre est explicite « L’Histoire des maisons maternelles, entre secours et redressement ». Marie-Louise est alors âgé de 43 ans. Voilà près de vingt ans qu’elle a terminé ses études d’infirmière-visiteuse, spécialisée dans la lutte contre la tuberculose. À ce titre, elle a dirigé plusieurs dispensaires à Nantes, à Évreux, à Amiens avant de prendre ce poste à Albert quelques mois plus tôt, un poste qui l’éloigne des tuberculeux et de leurs familles mais la rapproche de l’Aide à l’enfance.
Tout au long de sa vie professionnelle, elle a rencontré ces femmes, objet du regard réprobateur de leur communauté quelles qu’elles soient, bourgeoises, ouvrières, villageoises ou urbaines. Elle s’est aussi trouvée très tôt face à la tragédie des enfants qu’on abandonne. C’est dire qu’elle connaît bien le chemin de l’Assistance publique mais aussi ceux des œuvres charitables qui ne manquent pas d’informer le personnel social aussi bien que les médecins et les sages-femmes de leur existence.
Marie-louise est restée célibataire. La Grande Guerre a tué les hommes de sa jeune vie, son frère et son fiancé ; son père est mort lui aussi. Elle est une de ces femmes qu’après la guerre on a appelé une « veuve blanche ». Passé le temps des larmes et de la douleur, elle a mis toute son énergie à participer à la reconstruction de la santé du pays. Pourtant, vint le temps où lui a manqué une famille, un enfant, des enfants. Pas question de se marier, mais pourquoi pas adopter un ou plusieurs enfants ? Le temps et les circonstances tricoteront le rapprochement de Marie-Louise et René. La Fondation établira le lien.
Quelques jours après la naissance de René-Jacques, Louise Lafon prend le train pour Niort. Juste un aller-retour pour ramener l’enfant à Paris, avenue Foch. À l’arrivée, nul doute que Raoul examine le bébé, le pèse, le mesure, évalue ses réflexes, établisse un bilan de santé comme il le fait avec chaque nouvel arrivant avant de le confier à celle qui va le prendre en charge, une des berceuses. Il faut maintenant lui trouver une mère, pas immédiatement puisque la mère dispose d’un délai de réflexion de trois mois avant d’abandonner définitivement son enfant. Ce sera Marie-Louise. En effet celle-ci prend langue avec la Fondation, rencontre Georges et Louise. Avec ses yeux bleu-vert nuancés de bienveillance, les pommettes aristocratiques et cette attitude de ferme douceur, nul doute qu’elle dispose de quelques atouts pour plaider et convaincre. Oui, elle remplit bien toutes les conditions qui permettront à René de recevoir tendresse et bonne éducation. Reste à voir comment cela se passe avec le bébé. Elle fait le voyage plusieurs fois entre Albert et la pouponnière pour connaitre l’enfant, se familiariser avec lui et surtout l’habituer au visage, au regard, à la voix de la mère qu’elle se sent déjà. Enfin, elle signe les engagements et donne son accord pour signer un contrat d’assurance avec la Mutuelle du Mans de façon à constituer un petit pécule à l’enfant qui en prendra possession le jour de sa majorité. Cinq ou six ans plus tard, suivant l’impérative injonction de Louise Lafon, Marie-Louise dira à son enfant ce qu’elle sait de sa naissance et de ses parents, à vrai dire, à peu près rien…
En vertu de l’article 352…
Elle prend en charge René et l’emmène à Albert avec elle le 7 mars 1938. La voilà mère célibataire parmi les mères célibataires. Et quand elle se penche sur le berceau de cet enfant de 7 mois, qu’elle chérit déjà plus que tout au monde ce n’est pas René qu’elle l’appelle mais Jean-Pierre, le prénom qu’elle lui a choisi. Il est encore pupille de l’Assistance public, la Fondation ne sera elle-même investie de la puissance paternelle par le tribunal civil de la seine que le 12 juillet 1939, quelques jours avant le début de la Seconde Guerre mondiale.
Le 1er janvier 1939, Marie-Louise démissionne de la direction de la Maison maternelle et assure les fonctions d’infirmière scolaire chef de la ville de Louviers ; elle le restera jusqu’au 1 mars 1942 dans les conditions les plus difficiles que l’on puisse imaginer. La petite famille s’installe alors dans une jolie maison au centre de la ville, rue Tatin, à l’ombre de l’église gothique dédiée à Notre-Dame.
Le 3 juin 1940, avec l’accord de la Fondation, Marie-Louise signe l’acte d’adoption de son enfant. Il ne restera plus qu’à faire valider l’adoption par le tribunal civil. Une affaire simple en temps de paix mais les allemands avancent. On entend dans le ciel le vol de stukas, on entend à terre le grondement des chars allemands. Bientôt les combats sont proches de Louviers. La municipalité presse la population de fuir la ville.
Le 10 juin 1940, le maire fait sonner le tocsin pour inciter les derniers lovériens à partir. La ville entière est évacuée. Il n’y a plus d’enfants dans les écoles. Marie-Louise peut prendre la route de l’exode. Ses plus proches amis ne peuvent l’emmener : « Marie-Louise, on voudrait bien, mais la voiture est pleine, tu sais ce que c’est, …avec les chiens… ». Finalement ce sera un couple de charcutiers voisins, les Lemonnier, (que Dieu bénisse les Lemonnier !) qui emmènera la mère et le fils dans une grosse Renault.
Il était temps, deux jours plus tard, le 12 juin, tôt le matin, plusieurs escadrilles de la Luftwaffe survolent la ville et l’arrosent de bombes incendiaires. Pendant deux jours et deux nuits le centre-ville brûle. Quand revient la Renault des Lemonnier, le 24 ou 25 juin, peu après la signature de l’armistice, les ruines sont encore chaudes. Tout le bas de la rue Tatin est entièrement à terre ; Marie-Louise ne retrouve plus de sa maison que des cendres ; douze jours après le bombardement, elles sont encore chaudes. Les sinistrés, hébétés, anéantis, prostrés, sidérés, conjuguent tous le même verbe : « J’ai tout perdu », « Vous avez tout perdu ? », « Nous avons tout perdu ! », « Ils ont tout perdu… ». Seule l’église Notre-Dame avait échappé aux bombes : « Mon Dieu ! ».
On se réfugie chez des amies, à Saint-Lubin, un peu à l’extérieur de Louviers, dans cette maison qui s’appelle l’Ermitage. Marie-Louise reprend son travail dans le chaos d’une ville pratiquement arasée, où certaines écoles sont détruites, où la plupart des familles n’ont plus d’adresse, où le provisoire lui-même s’est encore à peine installé. Pourtant, pendant ce temps là, la procédure d’adoption progresse. La veille de Noël, le 24 décembre 1940, un jour glacial qu’aucun chauffage ne réchauffe, le tribunal civil de Louviers statue : (il) « prend acte que La Fondation d’Heucqueville a donné un avis favorable, déclare que l’acte d’adoption est régulier, que l’adoption repose sur de justes motifs et procure des avantages certains pour l’adopté, qu’en effet elle substitue à son isolement les bienfaits de la vie de famille, enfin que l’exposant réunit toutes les conditions prévues par la loi qu’il y a donc lieu d’homologuer cet acte ».
En vertu de l’Article 352 de la loi du 29 juillet 1939, l’adopté cesse d’appartenir à sa famille naturelle. Comme s’il muait, il change de nom : René Jacques devient Jean-Pierre René Jacques Leguéré. Tout cela est signé par le maréchal de France, chef de l’État français, qui ordonne à tous huissiers sur ce requis de mettre le jugement à exécution. À ma connaissance, le recours aux dits huissiers ne s’avéra pas nécessaire.