Une France sans enfants

Charles commence à réfléchir à la fondation que Madeleine et lui veulent créer. Il intéresse à son projet son frère et son neveu. S’il en était besoin, un évènement acheva de déterminer Georges dans cet engagement.

C’est un accident de chemin de fer qui détermine sa résolution. Le 23 décembre 1933, à 19h 22 le train Paris-Nancy quitte la gare de l’Est. Nous sommes la veille de Noël, le train est bondé de voyageurs qui veulent passer les fêtes en famille. Les conditions météorologiques sont désastreuses, il gèle à pierre fendre, un brouillard épais gêne la visibilité. Le train part avec une heure de retard. Derrière lui, neuf minutes plus tard, sur la même voie, le Paris-Strasbourg quitte la gare à son tour. À quelque 25 kilomètres de Paris, à Pomponne, près de Lagny, le rapide pour Nancy est obligé de s’arrêter pour laisser manœuvrer un omnibus. Derrière lui, le Paris-Strasbourg poursuit sa course. Sans qu’on ait jamais réussi à déterminer s’il s’agissait d’une défaillance de l’équipe de conduite ou d’un mauvais fonctionnement de la signalisation optique, le rapide brûle les sémaphores ordonnant le freinage et l’arrêt ; il percute à grande vitesse le train à l’arrêt et s’encastre dans les quatre dernières voitures. Sous le choc, ces voitures constituées de fragiles caisses en bois s’écrasent et s’enflamment. Le bilan est l’un des plus lourds connus sur le rail français : 214 familles pleurent leurs morts et plus de 300 s’inquiètent pour leurs blessés. Avec, entre autres conséquences dramatiques, de nombreux orphelins.

Un certain nombre d’entre eux sont confiés à la section d’adoption dirigée par Charles d’Heucqueville à l’Entraide des femmes françaises, mais beaucoup restent sans famille. Charles demande alors à Georges, le jour du réveillon de lancer un appel en leur faveur dans la presse de la région du Nord où il exerce en tant que psychiatre. Georges obtient que le journal le plus lu, Le Grand Écho du Nord, (qui deviendra après la guerre La Voix du Nord) publie son article. Dès le lendemain, plusieurs centaines de candidats adoptifs répondent à l’appel et assiègent le cabinet de Georges à Arras.

Ému par le sort des enfants, touché par le nombre de familles en quête d’enfants, Georges note dans ses carnets : « Ainsi m’a été révélée la puissance de l’instinct maternel insatisfait ».

Voyage chez les démographes

On ne saurait comprendre la démarche des fondateurs, non plus d’ailleurs que celle des autres associations et fondations vouées à une cause proche, sans avoir arpenté le contexte de leur projet. La première démarche à faire est d’aller consulter les démographes, ces chercheurs qui, en accumulant les chiffres et les données statistiques, en les sondant, les croisant, les comparant, savent nous raconter l’Histoire passée, nous expliquer bien des faits de l’Histoire présente, nous éclairer sur l’avenir. Tout commence avec la Grande Guerre. Les généraux des partis belligérants, en fin de partie, ont ordonné aux responsables des effectifs de collecter les innombrables rapports des sergents majors, et d’en faire la sommation pour leur dire à un inividu près, combien, eux, les généraux, avaient haché, perdu, sacrifié, massacré, pulvérisé, atomisé de leurs bons soldats. Les comptables allemands ont répondu 2.036897, avec les civils 2 462 897. Les comptables français ont répondu : 1 397 000, avec les civils 1 697 000, mon Général !

Les démographes, eux, ne s’arrêtent pas là. 1 397 000 millions de bons soldats français volatilisés ? C’est juste, mon Général ! Juste et pourtant vous êtes loin du compte ! Les milliers de trompettes qui ont sonné la fin des combats n’ont pas sonné la fin de la chevauchée de la tueuse. Mêlée intimement aux jeunes hommes dans les tranchées, avec leur vie elle s’est emparée de leur semence et les ventres des femmes, pendant des années, en sont restés stériles. Les démographes nous disent que l’on peut estimer les pertes de naissance à 1 800 000 enfants, un chiffre plus important encore que celui des tués ! Il va de soi que les démographes allemands ont fait les mêmes calculs pour arriver à de semblables constats. La France en 1914 comptait 41 630 000 habitants ; en 1918, après la guerre et la grippe espagnole, le recensement affiche 38 678 000 habitants. La repopulation est très lente et les chiffres quelque peu trompeurs ; c’est avant tout aux 1,7 millions d’Alsaciens et Lorrains revenus en France que nous devons une première progression. Certaines années qui suivent voient passer plus de cercueils que de berceaux. En 1933, nous sommes 41.520 000, tout juste 10 000 de plus que l’année précédente. Comment ne pas s’inquiéter de la dépopulation du territoire! La repopulation est trop lente.

Voilà un premier élément important du contexte régnant en 1933 depuis déjà quelques années et qui faisait dans le salon anglais de l’avenue Foch, l’objet des conversations des trois fondateurs. La nécessité économique, le développement du pays, la crainte d’un nouvel affrontement avec les Allemands et donc le besoin d’une nouvelle armée forte en hommes, tout voudrait qu’on augmente le nombre des naissances, qu’on réduise la mortalité infantile, qu’on améliorer la santé de tous, que l’école fasse de chaque enfant un citoyen à part entière. Pourtant, la France est loin du compte. Il faudra attendre 1950 pour retrouver le même niveau de population et surtout une progression rapide et continue.

Les heures de la dénatalité

Si la perte douloureuse des jeunes hommes est la première cause du déficit de naissance,
d’autres obstacles se dressent qui entravent la natalité :

  • la mortalité infantile, en grande partie due aux maladies infectieuses reste élevée malgré les progrès enregistrés depuis la fin du XIXe siècle, grâce à Pasteur et à l’hygiénisme. 70 enfants sur 1000 issus d’un couple légitime, 113 pour 1000 pour les enfants illégitimes ;
  • Les avortements sont nombreux, encore qu’il est difficile de se faire une idée précise du nombre annuel ; les sources sont hétérogènes et ne se croisent pas. L’avortement étant interdit, avorteurs et avortées s’interdisent d’en parler de crainte des sanctions pénales. Le chiffre de 60.000 avortements par an semble minimum,120 000 est sans doute plus proche de la réalité. On sait par contre que chaque année, entre 300 et 600 femmes en meurent d’hémorragie, de péritonite, ou encore de septicémie, d’infection, ce qui donne une idée de l’ampleur du phénomène ;
  • la crise économique des Années Trente porte sa part. Elle a cassé la croissance industrielle. Les ménages redoutent le chômage et ne se hâtent pas d’alourdir leurs charges de de la présence d’un enfant ;
  • enfin, nous ne saurions passer sous silence, le statut même de la femme. Elle n’a pas le droit de vote, elle ne peut ouvrir un compte non plus qu’ester en justice sans l’autorisation de son mari. Sa sexualité ne lui appartient guère plus et si elle attend un enfant hors mariage et, que l’homme l’abandonne, la voilà désignée comme putain. Lui, l’homme, il peut disparaître sans souci. Nul n’en parle, nul ne le recherche, nul ne le responsabilise.
    Elle n’avait qu’à bien se tenir, dans la morale de l’époque ! Le mépris est plus grand encore,
    dans la société de l’époque, si domestique ou ouvrière, la mère est pauvre. La misère, dans
    la majorité des cas est à l’origine de l’abandon. Et, pour la société, la misère est corrélée à
    un vice moral.

Le pays manque d’enfants mais trop d’enfants pourtant se trouvent en grande situation de précarité. Une publication de l’Ined (Institut national d’études démographiques) nous fournit un tableau des pupilles de l’Assistance publique. Il mérite lecture tant il marque la stabilité des chiffres. Pour la seule année qui nous intéresse immédiatement, 1933, les registres d’état-civil enregistrent 620 000 naissances auxquels s’joutent environ 18 000 bébés morts-nés. Près d’un sur dix des bambins (58 825 exactement) naît dans l’illégitimité, c’est-à-dire hors les liens du mariage. L’Assistance publique a recueilli 9263 d’entre eux. Leur qualification est précise : 854 orphelins, 850 enfants trouvés, 5546 enfants « abandonnés » et 3143 « moralement abandonnés », les enfants abandonnés étant ceux que leurs parents ont d’eux-mêmes confiés à l’AP, les moralement abandonnés étant ceux qu’une décision de justice a conduit à éloigner de leurs parents incapables.

Bâtards, polissons, vauriens, voyous, paresseux, sauvageons…

L’Assistance publique les a recueillis. Les voilà-t-ils sauvés pour autant ces « fruits honteux de la corruption », comme on les appelle dans les salons bourgeois avec autant de méchanceté que de stupidité ?
L’Assistance publique manque de moyens, de personnel compétent mais surtout d’une volonté politique propre à faire des enfants de l’Assistance des citoyens à part entière. Ces derniers, comme leurs mères, sont méprisés quand ce n’est pas redoutés par la population qui les considère comme bâtards, polissons, vauriens, voyous et j’en passe…
La plupart sont réduits dès leur enfance à la domesticité agricole. Devenus adultes, tous ou presque sont ainsi condamnés à survivre dans le ruralisme le plus démuni ou dans la misère du prolétariat social. Plusieurs études de chercheurs scientifiques ont été publiées sur le sujet. Signalons en particulier l’ouvrage de Ivan Jablonka, Ni père ni mère, éditions du Seuil, 2006 ou encore l’étude de Yves Boulbès, L’Histoire des maisons maternelles, entre secours et redressement, L’Harmattan, 2005.

Le trajet ordinaire d’un gamin de l’Assistance

Quel que soit l’âge auquel l’enfant échoue à l’Assistance publique, 3, 5 ou 8 ans, il est placé dans une famille d’accueil rurale. Pour beaucoup, qui n’ont pu conserver aucun lien avec leurs parents biologiques, ce sera leur seule famille et ils entretiendront avec elle des relations d’autant plus complexes qu’elle sera leur unique refuge.
Les assistés bénéficient comme les autres de l’obligation de scolarité. Leurs études, quelle que soit la réussite dont ils ont fait montre, s’arrêtent au Certificat d’études primaires. En 1931, par exemple, seuls 3,5% d’entre eux dépasseront ce stade. Il faut comprendre que la politique de l’Assistance publique tant auprès des enseignants que des enfants est de les décourager d’aller plus loin. Par contre beaucoup d’entre eux, parallèlement au savoir de l’école, auront fait l’apprentissage de la ferme : glaner, ramasser les herbes, s’occuper des bêtes, traire les vaches ou pousser la charrue… C’est que le rôle qui leur est attribué est de se fixer dans le monde paysan, d’y fournir leur force de travail, de compenser l’exode rural. Dès l’âge de treize ou quatorze ans, le pupille atteint l’âge d’embauche. Si c’est un garçon il est gagé dans l’agriculture, si c’est une fille, on la retrouvera comme domestique. Parfois, beaucoup plus rarement, on les retrouve employés chez un artisan. Une situation qui ne changera guère tout au long d’une vie précaire tant au plan professionnel que familial et affectif. Un enfant de l’Assistance reste toute sa vie un paria de la République