Boulevard Montmorency : un aménagement sur mesure

Il faut réunir rapidement les fonds qui doivent permettre à la Fondation de vivre et pour cela vendre la succession. Dès les 24 et 25 mars 1936, la galerie Charpentier vend les tableaux, les bronzes animaliers de Barry, les tableaux et lithographies originales ; à Drouot revient la vente de la bibliothèque, des meubles et des boiseries le 30 mars.

Georges de son côté cherche un bâtiment convenable au vaste projet qu’il porte avec son père. Il le trouve avec le concours d’un agent immobilier, Monsieur Largier. Il s’agit d’un vaste pavillon d’inspiration « Art nouveau », sur trois niveaux, située au 81-85 boulevard Montmorency à Paris, dans le XVI°, près de la porte d’Auteuil. Construit juste avant la Première guerre mondiale, il est revendu en hâte par son propriétaire en route pour le Liban. Une hâte qui le conduit à brader son bien et les communs qui vont avec pour la modique somme de 1 100 000 francs. Ce n’est pas une bagatelle mais l’opération reste une belle affaire !

La demeure est pour l’heure enfouie dans une brousse abandonnée ; qu’importe ! Les deux jardins, à l’avant et à l’arrière du bâtiment feront l’un et l’autre, aux beaux jours, le bien être des enfants. Il faut toutefois réunir le conseil d’administration pour décider de l’acquisition. Les membres du conseil redoute la réaction du préfet Léon, toujours aussi hostile à un projet qui lui paraît léser L’Entraide des femmes françaises…. Un heureux hasard veut que la France change de gouvernement. Le Front populaire remplace le préfet si constamment hostile par une assistante sociale. Elle est enthousiasmée par le projet, ne formule que des encouragements ; le conseil d’administration vote l’achat le 14 novembre 1936. Le siège social y est transféré cinq jours plus tard.

Il faut agrandir le pavillon et l’aménager pour en faire une pouponnière capable de recevoir 80 enfants, avec tous les service auxiliaires nécessaires. Là aussi, on travaille vite. Le bâtiment est aujourd’hui détruit, mais beaucoup se souviennent du petit escalier latéral qui longeait la façade pour conduire à une belle double porte de fer forgé, décorée de motifs floraux ; elle ouvrait sur un vaste hall d’entrée peint en blanc avec deux grands portraits des fondateurs, Charles et Madeleine ; de là un grand escalier menait à la pouponnière au premier et deuxième étage. Toujours au rez-de-chaussée, de part et d’autre de l’escalier, un grand bureau pour le président, un autre pour le directeur, entre les deux une grande bibliothèque ainsi qu’un bureau plus petit pour la secrétaire.

Le premier étage était le royaume des bébés : la pouponnière aux couleurs beige et rose. Imaginez une longue salle coupée en deux par une allée centrale comportant 10 boxes vitrés de chaque côté pour tenir 80 enfants. À droite les fenêtres donnent sur le jardin de devant, celui qui donne sur le boulevard Montmorency, tandis qu’à gauche, elles donnent sur le « grand jardin », un peu plus boisé, qui donne sur Auteuil. Dans chaque boxe, 4 bébés. Vous entendez les hurlements parfois simultanés de cette cinquantaine de braillards et braillardes qui sont là en permanence ? En être une des berceuses ne devait pas être une sinécure ! Raoul, présent chaque matin à huit heures tapantes, veillait chaque jour à la bonne santé de chacun, craignant par dessus tout la contagion qui faisait tant de ravages autre fois dans les pouponnières.! Pour l’appuyer un médecin spécialiste oto rhino laryngologue passait chaque soir après sa journée de travail.
Au deuxième étage l’infirmerie, dans les mêmes couleurs que la pouponnière. Pur éviter la contagion, les boxes n’étaient plus conçus pour quatre mais pour un seul nourrisson ; c’est qu’on y soignait toutes ces maladies de la petite enfance qui tiennent encore éveillés pères et mères de nos jours : otite, rougeole, roséole, scarlatine, varicelle, coqueluche et autres maladies infantiles. La biberonnerie, la lingerie et les cuisines se trouvaient en sous-sol.

En mars 38, le navire est armé. On quitte l’avenue Foch et on emménage. La plupart d’entre nous sont passés par cette maison aujourd’hui détruite. Aucun d’entre nous n’en n’a vraisemblablement de souvenirs mais nos parents adoptifs en ont tous franchi la porte…

Le Centre d’études de la Fondation et les berceuses

Voilà Valentine ! il est neuf heures moins le quart. Des cheveux presque noirs, coupés courts, dont son frère, tout juste cinq ans, un jour, à table, avait dit « Maman, pourquoi Valentine elle a des petites vagues sur la tête ? ». Ses yeux, sombres eux aussi, vivent dans la lumière d’un visage doux, aux couleurs de rose. A-t-elle seulement vingt ans ? Elle a sorti l’un des bébés de son berceau, visage écarlate et ridé, elle le promène dans ses bras, lui chuchote des mots câlins. Raoul sort de l’un des boxes et la croise :
— Hé bien, Mademoiselle Leroy ? C’est Pauline que vous dorlotez ? Qu’est-ce qu’elle a
cette petite ?
— Je ne sais pas docteur, elle pleurnichait… je lui trouve le front un peu chaud, j’ai voulu
la calmer…
— Un peu chaud ?! Est-ce que je vous ai jamais appris, Mademoiselle, que promener les
bébés faisait tomber la fièvre ? Faites-voir ! Hmmmm…Emmenez-la tout de suite dans
son berceau que je l’examine…
L’examen et le stéthoscope décident d’une fausse alerte. Pauline va très bien. Raoul se
rassure mais grogne :
— Faites un peu attention, Mademoiselle ! Il ne faut pas les couvrir excessivement !

Élèves-internes et berceuses

Valentine est l’une des ces « berceuses » qui ont porté les enfants dans leurs bras tout au long de leur séjour avant de les passer quelques semaines ou quelques mois plus tard, tout émues, dans les bras de leurs parents adoptifs. Berceuse, mais élève aussi.

Dès l’achat de Montmorency, Georges avait engagé un architecte pour construire dans le jardin un pavillon à deux étage pour accueillir des élèves internes puéricultrices. Le projet lui tenait particulièrement à cœur, à la fois parce les fondateurs estimaient nécessaire de former des jeunes professionnelles puéricultrices, éducatrices, assistantes sociales à l’enfance, à la fois parce qu’il aimait enseigner. C’était aussi une façon d’offrir aux enfants un personnel compétent, disponible et d’une extrême bonne volonté. La présence constante de Madame Kerleau —mais plus encore celle de Raoul— assuraient la sécurité de jour comme de nuit : la nuit, il ne fallait pas plus de dix minutes à Raoul pour venir de chez lui à la Fondations si la nécessité l’exigeait. Le pavillon était construit pour loger une quinzaine de ces jeunes étudiantes. Au rez-de-chaussée une salle de garde qui servait aussi de salle à manger. Au 1et 2° étage, des chambres, pour la plupart individuelles. Les élèves suivaient une formation d’un an où alternaient cours et travaux pratiques. Chacune des internes avaient quatre bébés en charge. Les droits d’inscription étaient modestes : 20 francs payables en début d’études qui leur ouvraient le statut d’élèves au pair; un diplôme sanctionnait la fin d’études. Mais le Centre d’études de la Fondation accueillait aussi une centaine d’élèves externes par an. Bénévoles, elles accompagnaient, aidaient ou remplaçaient les internes si cela s’avérait nécessaire. Ces externes venaient soit le matin, soit l’après-midi. Six cents élèves environ furent ainsi formées au Centre tout au long de son existence de 1938 à 1946. Même pendant la guerre où les conditions matérielles furent souvent difficiles alors que le nombre de bébés de cessaient de s’accroître, le souvenir qu’en ont les témoins est celui d’un internat joyeux comme peut l’être un vol de jeunes filles. Elles gardent en mémoire le bonheur de leurs moments dans les jardins, de leurs soirées communes dans la salle de garde, de la chorale qui perdurait de promotion en promotion.

Le jour où un enfant était confié à ses parents adoptifs, Louise Lafon demandait la présence de l’interne qui l’avait en charge, ainsi que de celles qui s’en étaient occupée. C’était un grand moment d’émotion pour tous. Au-delà des larmes de l’arrachement, ces jeunes femmes se sentaient alors une belle raison de vivre, une mission à accomplir, une responsabilité quelles portaient avec fierté.

    Les cours : enseignants et contenu

    Raoul dont, nous le savons, l’expérience en matière de pouponnière était hors-pair donnait les cours de puériculture. Somme toute, il enseignait comment aider les enfants à bien grandir. Ses élèves apprenaient à s’occuper de la propreté des bébés en s’inspirant des leçons de Pasteur, à les laver, à s’occuper de leurs couches, de leurs vêtements. Il leur montrait comment stériliser les biberons, comment nourrir les enfants. Mais, à ses yeux, il s’agissait par dessus tout de leur apprendre à mesurer les risques, assurer la sécurité, observer les symptômes d’éventuelles maladies, avec une attention particulière pour les maladies contagieuses et, s’il le fallait à s’occuper d’enfants malades…sans marcher sur les plates-bandes du médecin. Les blouses roses et blanches côtoyaient chaque jour la blouse blanche du maître. Elles redoutaient ses orages, parfois imprévisibles, mais respectaient son savoir, son expérience, son savoir-faire et partageaient avec lui cette attention scrupuleuse qu’il avait de la santé des enfants et qui confinait à l’amour.

    Les cours de biologie étaient donnés par Georges. Comme dans les autres écoles de puériculture, il s’agissait de substituer aux pratiques tâtonnantes le transfert de sciences et de techniques basées sur les connaissances récentes en biologie du nourrisson. Ainsi vulgarisait-on les lois de Mendel et les travaux de ses successeurs, fondateurs de la génétique. On s’inspirait aussi beaucoup de l’eugénique de Galton, dont on ne mesurait pas à l’époque à quelles condamnables politiques elle allait entrainer. Le jeune psychiatre n’échappa pas à transmettre ce qu’il avait reçu lui-même comme enseignement et que véhiculaient les revues les plus reconnues de la communauté scientifique. Mais les élèves apprirent surtout très concrètement comment un bébé passe de l’état de nouveau-né à celui de nourrisson avant de venir un petit enfant, quelles étapes il franchit en douze mois, comment elles se manifestent et comment on peut l’aider dans ce travail intense d’adaptation. C’était là l’essentiel.