Changement de société

Nous l’avons montré dans les chapitres précédents, Charles est mort en 1934, avant même l‘arrivée des premiers enfants avenue Foch ; Georges a quitté la direction en 1946 ; Raoul est décédé en 1959, ; enfin cet autre pilier que fut Louise Lafon a rendu son tablier en 1957. Pour animer l’œuvre, il ne reste plus aucun de ceux qui furent à son origine et lui insufflèrent sa dynamique.
Par contre figurent au Conseil d’administration plusieurs personnalités présentes de longue date : Roland Boscary-Monsservin, Georges Pompidou, François Boulloche, Pierre de Chantereau. Marie de Boissieu, née d’Heucqueville, sœur de Georges, y figure également : elle représente la famille des fondateurs et sa présence est précieuse puisque le testament de Charles prévoit la dissolution de la Fondation si aucun membre de la famille directe ne s’y trouve associé.. Il leur faut conduire le navire dans une société dont les changements sont déjà largement amorcés.

Trente Glorieuses, Baby-boom et autres bouleversements

En 1960, le pays est déjà entré depuis quelques années dans cette période couramment appelée les Trente glorieuses qui s’étend jusqu’à la crise pétrolière de 1973. C’est une période de grande prospérité ; elle se caractérise par une forte croissance économique, par le plein emploi, par l’essor de la consommation de masse. Les historiens estiment que le niveau de vie entre 1945 et 1975 s’est trouvé multiplié par cinq ! C’est dire l’amélioration des conditions de vie pour une grande partie — mais une partie seulement— de la population.

Presque parallèlement, la France vit le temps du baby boom qui s’est amorcé dès 1943 et durera, lui aussi, jusqu’au milieu des années soixante-quinze. Les démographes ne semblent pas s’accorder sur les raisons de cette brusque montée de la natalité que l’on attendait depuis plus d’un siècle. Cependant, même si les chercheurs refusent de voir une relation directe de cause à effet entre les deux phénomènes, nul ne peut nier que l’amélioration du niveau de vie et du niveau de santé, les dispositions législatives favorables, la création de la sécurité sociale et des allocations familiales ont joué un rôle important dans la stratégie des familles et la procréation.

À la lecture de ces deux derniers paragraphes, les plus jeunes de nos lecteurs penseront que cette époque était bénie des dieux. Qu’ils sachent que la violence et les sujets d’inquiétude ne manquaient pas, tant s’en faut. Ce fut le temps de la décolonisation, celui de la guerre d’Indochine perdue, celui de la guerre d’Algérie perdue, elle aussi, laissant une marque indélébile au plus profond de nombre d’entre nous qui ont eu vingt ans entre 1954 et 1962. Ce fut le tragique exode des Français d’Algérie au nombre de 900 000 environ. Et tout cela sur fond d’inquiétude latente que créait ce qu’on a appelé la Guerre froide, cette tension entre les pays occidentaux et l’URSS dont on craignait qu’elle se transforme en cauchemar atomique. On n’en vit la fin qu’en 1989, avec l’écroulement du mur de Berlin et la dislocation du bloc soviétique.

Au plan culturel, le changement de société est beaucoup moins rapide. Certes, avec l’allongement des congés payés les familles accèdent plus aisément aux loisirs ; apparaît également une certaine démocratisation de la culture dont le livre de poche, apparu en 1953, reste un emblème. Mais la famille, l’autorité, l’influence religieuse évoluent très lentement et il faudra attendre la fin des années soixante pour voir frémir le développement d’une tension antiautoritaire, le changement dans les rapports entre les sexes, la rupture de la transmission culturelle par les seules hiérarchies institutionnelles accréditées.

L’avortement croît, l’abandon diminue

Si avec le baby boom, le nombre de naissances s’accroît, celui des avortements augmente tout autant. En 1939, les chiffres étaient de 618 000 naissances et 120 000 avortements estimé ; en 1960, il nait en France 800 000 enfants, mais le nombre estimé d’avortements atteint 350 000… La fondation du Planning familial accompagnée d’une solide propagande pour l’abolition des lois de 1920 — lois qui punissaient non seulement l’avortement mais aussi la contraception— conduisent en 1967 au vote de la loi Neuwirth. Cette dernière autorise enfin la contraception.
On en espère une diminution des avortements. Espérance vaine. En 1975, la loi Veil dépénalise l’avortement désormais appelé IVG (Interruption volontaire de grossesse) puis l’autorise dans les établissements hospitaliers ; paradoxalement, ces mesures n’ont pas fait baisser les chiffres de l’avortement non plus que supprimer les habitudes du secret.

Les femmes avortent nombreuses, elles abandonnent de moins en moins. Le nombre d’enfants sans filiation ne cesse de diminuer. En 1939, ils étaient 39 638 en 1960, ils sont 10 000 en 1967, 2000 et seulement un peu plus de 1000 quand la Fondation se saborde (source : Observatoire national de l’Enfance en danger). Les demandes de parents adoptifs ne décroissent pas mais peu d’entre eux reçoivent une réponse positive à leur demande du fait de l’absence d’enfants à adopter. Ce n’est pas seulement la Fondation qui voit son activité réduite mais tous les organismes d’adoption.

Cette évolution se marque clairement au fil des ans dans le nombre de dossiers qu’administre
la Fondation. Rappelons que, au total, ce sont 1747 garçons et filles qui sont passés par l’avenue
Foch, le boulevard Montmorency ou Meudon. Quelle en est la répartition au fil des ans ? Les données croisées dont nous disposons permettent de montrer les résultats ci-dessous :
— la période 1936-1949 a vu 1382 adoptions ;
— la période 1950 -1960 en a compté 188 ;
— enfin, entre 1960-1979, période qui fait l’objet de ce dernier chapitre, nous n’avons plus été que 177 adoptés en presque vingt ans, soit en moyenne 8 à 9 enfants par an. Encore, la moyenne reflète-t-elle mal la lente dégradation des chiffres : ils étaient encore une douzaine par an au boulevard Montmorency ; le nombre décroît année après année à Meudon jusqu’à descendre à 3 bébés.
Il va de soi que cette diminution entraîne de lourdes conséquences dans la vie de la Fondation.

Un protocole et des pratiques bien réglés

Boulevard Montmorency, on voit moins d’allées et venues ; au premier étage, on entend à peine parfois un petit vagissement. Dans la longue nursery, presque tous les berceaux sont vides. il n’y a guère que deux ou trois enfants que leurs parents adoptifs viendront chercher dans quelques semaines, à moins que la mère se rétracte— ce qui fait leur angoisse quotidienne. Maître Volf, nous l’avons vu, assume la présidence. Bientôt, malade et absent du Conseil, il est remplacé par le professeur Ribierre, qui avait déjà tenu la fonction de trésorier quelques années. Dans cette phase de la fondation, le personnel qui a beaucoup diminué en nombre, compte, une infirmière, une puéricultrice, quelques aides-puéricultrices et une assistante sociale qui assure la relation avec les mères naturelles aussi bien qu’avec les futurs parents adoptifs

Malgré l’évolution des lois, malgré les orages, les querelles et les conflits, qui ont secoué l’œuvre, malgré les statuts différents des quatre personnes, la première déléguée et bénévole, les trois suivantes (Mesdames Gresteau, Lefevre et Patino) assistantes sociales et rémunérées, l’observateur constate pour l’essentiel une grande continuité dans le protocole qui régit leur activité.
Lorsque madame Lefeuvre quitte la Fondation en 1963, pour la remplacer, elle a choisi Geneviève Patino. Cette dernière a tout juste 26 ans quand elle entre à la Fondation en tant qu’assistante sociale à mi-temps. Les deux femmes se connaissaient de longue date, la première avait été la formatrice de la seconde pendant ses études sociales ; de là, était née une relation de confiance mutuelle. Geneviève Patino restera à la Fondation jusqu’en 1969, la quittera pendant la période de construction de la pouponnière de Meudon et y reviendra de 1973 jusqu’à 30 juin 80.

Madame Lefevre puis Geneviève Patino, outre leur activité à mi-temps à la Fondation, travaillaient dans le secteur social de la psychiatrie infantile et de l’éducatif. C’est ainsi qu’elles rencontraient les jeunes — ou parfois moins jeunes— mères enceintes et en grande difficulté que leur adressaient le plus souvent des professionnels sociaux. G. Patino se souvient avec autant d’émotion que de pudeur des rencontres qu’elle avait avec celles qui furent les mères naturelles de bon nombre d’entre nous et avec leurs parents adoptifs.

Avec la mère, les rendez-vous avaient lieu non à la Fondation mais dans son bureau, lieu neutre qui permettait des entretiens sans a priori. Il fallait entendre la future mère, puis faire le tour avec elle des différents aspects de la situation, enfin préciser les conséquences de sa démarche si elle décidait de rédiger l’acte de demande d’adoption pour son enfant, acte qu’elle devait rédiger manuellement. Il fallait expliquer la procédure administrative, notamment le délai de trois mois qui lui permettait de revenir sur sa décision et reprendre son enfant. Il fallait aussi aborder les aspects les plus concrets de son accouchement et de ses suites.
La question de l’adresse de maternité était cruciale. La plupart des femmes étaient dirigées vers les services de maternité des hôpitaux, d’autres vers des maternités privées ce qui explique qu’un certain nombre des anciens et des anciennes de la Fondation soient nés dans une proche maternité privée située 46-48 rue Nicolo, dans le XVI° arrondissement. Que ceux qui veulent voir le lieu sachent que l’immeuble a partiellement disparu, mais qu’avec l’ajout d’une architecture plus contemporaine, il est toujours le site d’une maternité, aujourd’hui réputée pour son activité d’assistance médicale à la procréation. La mère y allait parfois accompagnée d’un proche, parent ou ami, ou d’un travailleur social, jamais par un membre de l’œuvre. Il est arrivé, bien rarement hélas, qu’une mère revienne sur sa décision d’abandon ; quelle que soit sa décision, il ne lui était jamais demandé aucune participation matérielle pour le temps passé en pouponnière.

Les entretiens menés avec les parents candidats à l’adoption demandaient tout autant d’attention et de rigueur. Il importait en effet de les connaître le mieux possible, de faire le point sur leur stabilité sociale et psychologique, d’entendre le cheminement qui les avait conduits à ce désir au point d’en faire un projet commun. G. Patino se souvient aussi que ces entretiens se complétaient d’au moins une visite à domicile, pour mieux appréhender « de l’intérieur » l’environnement où pourrait vivre l’enfant. La prise de contact entre la famille adoptive et le bébé se faisait dans le cadre de la pouponnière et se renouvelait à plusieurs reprises avant que l’enfant, au bout des trois mois réglementaires, s’insère dans son nouveau cadre familial.

La relation avec la famille d’adoption ne cessait pas pour autant. Désirée ou nécessaire, elle permettait d’en savoir un peu plus sur le devenir de l’enfant, son état de santé, son insertion dans la famille. Bien avant que l’ASE (Aide sociale à l’enfance) en fasse une obligation, Louise Lafon aimait garder ce contact avec les familles des enfants adoptés. Elle possédait un plein tiroir de photos que les parents lui avaient confiées ; parfois, avec beaucoup d’émotion, elle cherchait dans ce tiroir l’image d’un enfant qui avait fait ou le bonheur ou le chagrin ou le simple apaisement de sa mère biologique lorsqu’elle venait aux nouvelles…

Parole ou silence ? Une bien lente évolution

Une médecin psychiatre, la docteure Bouchard, intervenait à un rythme hebdomadaire. Sa pratique était fort inspirée des travaux du pédopsychiatre Michel Soulé, alors reconnu comme le maître à penser de la psychiatrie des bébés. Considéré aujourd’hui comme un des pionniers de la psychanalyse précoce et de la psychiatrie néonatale, il s’est beaucoup interrogé sur le développement affectif de l’enfant adopté et sur la façon dont il pouvait vivre le transfert de filiation, ce passage de la famille naturelle à la famille adoptive. On pensait alors tout à la fois qu’il fallait expliquer le plus rapidement possible à l’enfant qu’il avait été adopté et en même temps que mieux valait que l’enfant adopté en sache le moins possible sur ses parents biologiques pour éviter des questionnements perturbants, questionnements qui le conduiraient peut=être à construire un roman sur sa famille
naturelle de nature à contrarier son intime construction.

On sait mieux aujourd’hui les ravages d’un tel parti pris. Quelques années plus tard, Françoise Dolto fera évoluer les conceptions : à ses yeux, nier la valeur des parents biologiques d’un enfant adopté équivaut à lui « voler » quelque chose de son patrimoine, de la richesse de sa lignée. Il contribue à priver les enfants adoptés de toute référence et à accroitre le sentiment de solitude, si fréquent chez eux. Nombre d’exemples montrent que plus les parents adoptifs accompagnent leurs enfants dans la recherche de leur identité (s’ils en expriment le désir), plus les liens familiaux avec la famille d’adoption se consolident.

Parole ou silence ? L’évolution de la médecine, de la psychanalyse et des sciences
humaines explique partiellement la raison des attitudes très différentes choisies par nos
parents adoptifs selon la période où s’est vécu l’acte d’adoption. Partiellement, écrivons-
nous, parce que l’injonction du psychopédagogue n’est qu’un des éléments parmi d’autres
de la décision parentale : chacun agissait surtout selon ses propres déterminants trop
souvent corsetés des valeurs familiales, des habitudes religieuses, sociales et culturelles.

Avant de clore sur cette question sensible mais cruciale pour nous tous, ajoutons que l’administration fait bien peu aujourd’hui encore pour faciliter l’accession des adoptés aux informations qui les touchent. A-t-elle évolué depuis cette expérience vécue par l’un d’entre nous il y a une dizaine d’années ? Cet ancien de la Fondation, né à l’hôpital Baudelocque, souhaitant visiter le lieu de sa naissance conçut l’idée que l’hôpital était un lieu privilégié de retrouvailles entre une mère biologique et son enfant si l’un et l’autre les désiraient puisque chacun d’eux partageait une même information : « C’est là que j’ai accouché », « C’est là que je suis né(e)». Il suffirait que la direction de l’hôpital accepte un panneau de petites annonces que pourraient déposer les mères biologiques ou leur enfant. La mère écrirait « Marie Untel cherche à contacter Pierre Jacques né dans cet hôpital le 27 janvier 1947 » ou à l’inverse « Pierre Jacques, né le 27 janvier 1947 dans cet hôpital aimerait prendre contact avec sa mère ». Pour éviter les risques d’usages abusifs ou de détournements malhonnêtes de l’affichage d’un numéro de téléphone ou d’une adresse de contact, ces informations pourraient être déposées dans l’un des services de l’hôpital désigné à cet effet.

Pierre Jacques et sa mère s’en retrouveraient-ils pour autant ? L’expérience montre que rares sont les mères biologiques qui souhaitent prendre contact avec leur enfant, mais l’expérience aurait mérité d’être tentée. Interrogée, la direction de l’hôpital a refusé, arguant d’une interdiction, interdiction émanant paradoxalement du CNAOP (Conseil national d’accès aux origines personnelles), organisme dont la vocation est justement de faciliter les rapprochements entre mères et enfants. Répétée dans plusieurs hôpitaux, la même question a constamment reçu la même réponse…

La loi 66-500 en date du 11 juillet 1966 impose que les enfants de moins de deux ans soient d’abord confiés à l’Aide sociale à l’enfance. Font exception les cas d’adoption de l’enfant du conjoint. Elle transforme la légitimation adoptive en adoption plénière et permet l’adoption plénière de l’enfant du conjoint ; l’enfant perd alors sa filiation d’origine.

Le déficit chronique sape la Fondation

À partir de 1945 et jusqu’en 1967, la Fondation est en déficit. L’inflation en est partiellement la cause en entraînant une diminution importante des revenus. Pour assurer quelque rentrée d’argent on en vient à faire de l’hôtellerie. La pouponnière accueille quelques jeunes ménages mal logés, des coloniaux en congé, des mères ayant besoin de repos.

Malgré ces emplâtres, le Conseil d’administration fait le constat que le prélèvement sur le capital immobilier ne peut plus assurer le fonctionnement de l’œuvre. Surtout, face à une activité réduite, la grande maison de boulevard Montmorency est devenue disproportionnée et son usage crée des coûts fixes trop importants. On décide enfin de quitter l’orgueilleux navire, fierté des fondateurs, pour continuer le voyage à bord d’une embarcation de moindre tonnage.

Après consultation des autorités compétentes et accord des ministères de tutelle, il est décidé de diviser le terrain de la propriété en deux lots, de vendre l’un et de construire sur l’autre un immeuble de 39 appartements dont 23 resteraient propriété de la Fondation, appartements dont les loyers fourniraient un revenu régulier permettant de faire vivre la nouvelle pouponnière. Un bureau dans le même immeuble resterait à la disposition de la Fondation pour y maintenir son siège social. Pour la construction du 18 rue Bigot à Meudon, on crée une société : la société civile immobilière de l’Espérance. Le Conseil d’administration donne tout pouvoir au docteur Daguin, membre du Conseil depuis 1957, pour mener à bien l’opération immobilière.

Pendant trois ans, le temps de construire le nouvel immeuble du boulevard Montmorency et celui de la nouvelle pouponnière de Meudon, la Fondation reste en sommeil.