Maisons maternelles et enfants secrets

Nous sommes aujourd’hui si habitués aux familles monoparentales qu’il est sans doute difficile pour les plus jeunes de nos lecteurs de comprendre l’ostracisme dont souffraient les jeunes femmes lors d’une naissance hors mariage. Il y avait là sujet de vie ou de mort. Devant la réprobation sociale et familiale, devant la peur de la solitude, de la misère, de la difficulté à élever seule un enfant, beaucoup de ces très jeunes mères, ne voyaient que deux solutions : avorter —et peut être en mourir— ou se suicider. Ce n’étaient pas là de simples mots pour Raoul et son fils : ils avaient vécu et s’étaient confrontés au quotidien à des situations tragiques. La seule solution : accoucher dans le plus grand secret et abandonner le bébé. Le tour d’abandon, légalisé en France par Napoléon en janvier 1811, fut la solution pendant presque trois siècles ; Il s’agissait d’une petite porte, comme celle d’un placard, qui donnait sur une armoire cylindrique tournant sur pivot placée dans l’épaisseur d’un mur. Une sonnette à côté permettait de prévenir du dépôt. À leur apogée, les tours étaient au nombre de 251 dans toute la France, presque tous à la porte des hospices. Abolis en 1904, ils furent remplacés par un local ouvert dans les hôpitaux, de jour et de nuit, le « bureau ouvert ». Les jeunes mamans y trouvaient la possibilité de remise secrète de l’enfant sans autre témoin que l’employé préposé au service des admissions qui, de plus leur proposait quelques modestes secours. On s’humanisait.

Avec le temps, la morale rougissait toujours de la faute mais l’intérêt bien compris de la nation voulait qu’au moins on profita de ses conséquences. Faisant de la natalité une priorité, on mesura que si l’on voulait se soucier non seulement du nombre mais aussi de la qualité des futurs citoyens, mieux valait aider les mères. En matière d’aide financière, les lois de 1928-1930 sur les assurances sociales, par exemple, représentent une avancée significative : elles donnent la faculté aux femmes enceintes affiliées à des caisses par elles-mêmes ou par leur mari de bénéficier d’examens prénataux pris en charge par l’assurance maternité. Mais le plus important fut sans doute, à cette époque où les femmes accouchaient ordinairement chez elle, la création des Maisons maternelles.

Déjà, vers 1885, le professeur Pinard, gynécologue, accoucheur des hôpitaux avait créé une œuvre d’ «assistance familiale secrète», refuge-asile qui offrait l’accueil secret aux jeunes femmes, À cette première expérience isolée répondit plus tard, à partir des années 20, sous l’impulsion de Paul Strauss, Ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales de 1922 à1924 dans le gouvernement Raymond Poincaré, la création et la mise en place des Maisons maternelles départementales. Dédiées aux femmes enceintes les plus démunies, ces dernières y étaient accueillies dès le septième mois de grossesse et au-delà de leur accouchement. Mais les Maisons maternelles comportaient de plus un « service secret » qui accueillaient les femmes désireuses d’accoucher de manière anonyme. Le territoire national n’était pas couvert, loin de là, au moment où la Fondation s’installait avenue Foch, mais elles allaient le devenir rapidement et dans la brochure publiée en 1945 à l’intention des personnels sociaux, Georges d’Heucqueville y consacre quelques pages et en donne la liste complète.

Dans cette partie secrète de la maternité, les filles trouvaient là bien sûr l’hygiène, les soins, la sécurité nécessaire, en échange, elles entretenaient la maison, aidait aux taches ménagères, à la cuisine. Le secret impliquait l’absence totale de visite et même de courrier. À la maison maternelle d’Albert, comme dans les autres, au dessus du lit de chaque fille on pouvait voir un petit tableau de bois peint de fleurs : anémone ou capucine, iris ou marjolaine, marguerite ou bouton d’or… la fleur servait de substitut au nom gardé secret. Le bouquet de ces fleurs retentissait de joyeuses interjections « Hé, Capucine, à quoi tu rêves À ton bel amant ? », de grivoiseries « Hé, Pivoine, t’en fais une tête ! T’es en manque de saucisson ? », de tendresse « Marjolaine, t’as les plus beaux yeux de la terre, t’inquiète pas, ton gosse y s’ra beau comme le jour, j’te promets ! », mais l’ordre était de rigueur, la sévérité régnait : la surveillante disait : « Mademoiselle Anémone, lavez moi ce couloir, et tout de suite ! » ou : « Madame Rose, un peu de calme s’il vous plait ! » ou encore : « Mademoiselle Muguet, ne circulez pas comme ça ! Allez-vous habiller convenablement ! »… Un chercheur, Yves Boulbés, a écrit sur le sujet un livre dont le titre est explicite « L’Histoire des maisons maternelles, entre secours et redressement ». Nombre des enfants qui ont franchi le seuil de la Fondation sont nés dans ces maisons.