On s’installe avenue Foch

Si vous êtes parmi les plus anciens de la Fondation, ceux qui y sont passés quelques semaines ou quelques mois entre 1936 et 1938, votre carte de visite aurait pu s’orner d’une adresse de prestige : 38 avenue Foch, Paris. On peut encore voir ce vaste hôtel particulier modern style de sept étages qui offrent 3700 m2 de surfaces habitables. Si vous n’êtes pas parisien et que vous hésitez à faire le pèlerinage, vous pouvez visiter Internet ; vous y apprendrez que l’immeuble appartient au moment où nous écrivons ces lignes à l’oncle très fortuné de Bachar el Assad : valeur de l’immeuble : cent millions d’euros, mais, dit-on, le pauvre homme a du mal à le vendre à ce prix…

Georges, directeur de la Fondation

Les archives de Georges disent qu’il installa son bureau dans cette grande pièce, le salon anglais, dans laquelle nous avons déjà rencontré les fondateurs. De bureau le salon devient rapidement nursery et Georges écrit dans ses carnets son émotion de voir les vitrines d’objets d’art peu à peu remplacées par les berceaux. En attendant la construction d’un lieu plus adapté à une pouponnière, les premiers berceaux se posent donc ici sur les planchers cirés que caressaient les robes du soir, les jours de réception. Raoul accueille d’anciennes berceuses de l’Entraide de Boulogne, en particulier Marcelle Kerlau, qui prendra plus tard la direction technique, c’est à dire la responsabilité des internes et celle du quotidien de la pouponnière.

Médecin chef à l’hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu à la Ville-Tertre, dans l’Oise, quand il prend la direction de la Fondation, il garde cette fonction une fois par semaine. Il poursuit à la Fondation les consultations gratuites d’hygiène mentale. Par ailleurs, depuis le début des années Trente, il est le tout jeune rédacteur en chef des Archives internationales de neurologie des maladies héréditaires et psychosomatique, revue fondée dès 1881 par le célèbre neurologue et psychiatre J.M. Charcot. Le Comité de Rédaction compte trente-cinq membres, médecins-spécialistes ou professeurs de médecine ; nombre d’entre eux, étrangers, contribuent au rayonnement international de la revue scientifique : ils sont Belges, Autrichiens, Allemands, Hongrois, Espagnols, Portugais, Brésiliens… C’était là l’occasion d’entretenir des rapports réguliers avec la communauté internationale des psychiatres. Le professeur Laignel-Lavastine, neurologue et psychiatre, avec lequel Georges collabore régulièrement à l’hôpital de la Pitié à Paris, préside le Comité de Rédaction. Cette proximité professionnelle explique la présence de Maxime Laignel-Lavastine dans le Conseil d’administration de la Fondation dès les premières heures.

L’arrivée de Georges d’Heucqueville dans le monde de la psychiatrie coïncide avec l’irruption de l’eugénisme dans notre pays. Bien après les Etats-Unis et les pays d’Europe du Nord et sans leur violence, les médecins comme les responsables de la santé publique s’émeuvent en effet de constater l’accroissement continu du nombre des aliénés — on en comptera 110 000 en France en 1939, contre 10 fois moins quelques années plus tôt. On s’inquiète aussi de l’importance des cas de démence féminine et de la dégénérescence congénitale.

Sous le titre « Réalité et perspectives de la médicalisation de la folie dans le France de l’entre-deux-guerres » publié dans la revue Genèse n°82, en 2011, Isabelle Von Buelzingslorwen cite le vœu exprimé au ministre de la santé le 8 janvier 1936, par la Commission de surveillance des asiles publics d’aliénés de la Seine, sur proposition d’Eugène Raiga, haut serviteur de l’État, neveu de Clémenceau :
« Considérant que le nombre des aliénés augmente dans des proportions alarmantes, qu’il n’est pas douteux que l’hérédité soit l’une des causes principales de cette déplorable progression, et estimant qu’il appartient aux Pouvoirs publics de prendre d’urgence des mesures tendant à préserver l’avenir de la race française, (la commission) a l’honneur de demander à M. le Ministre de la Santé publique de rechercher les moyens de faire pénétrer dans les familles françaises, en vue d’encourager la pratique de l’eugénisme volontaire, la notion de l’hérédité propagatrice des maladies mentales ». Cette citation illustre parfaitement l’état d’esprit de l’époque. Elle explique aussi la certitude qu’avait Georges des causes biologiques de la maladie mentale et qui l’opposera toujours aux tenants des traitements purement psychologiques ou psychanalytiques.

Louise Lafon commence son travail

Dès le début 1936, Louise Lafon commence son travail de mise en relation entre les mères biologiques, dites « naturelles », et les futurs adoptants à la Fondation. Certaines des mères sont soulagées de se débarrasser de l’enfant, de se libérer d’une histoire dont elles étaient prisonnières ou d’éliminer les traces du viol subit ou de se dégager sur la société d’une responsabilité qu’elles s’estimaient incapables d’assumer ; pour d‘autres, la majorité sans doute, l’abandon est la source d’un chagrin, d’une culpabilité d’autant plus grande qu’elle doit rester secrète, d’une désespérance qui les accompagnera jusqu’à la fin de leur vie.

Quant aux adoptants, les voilà, pas encore tout à fait heureux, un peu inquiets d’un avenir incertain. Louise Lafon accompagne les premières, rassure les seconds. Avant d’accepter la prise en charge de l’enfant, elle enquête autant que possible sur les antécédents de santé de ses parents : l’alcool, la syphilis, la tuberculose ou tout autre affection susceptible de transmission par les gènes l’exclut cruellement des adoptables. Sur ces mêmes parents, elle essaye d’en savoir plus sur leur milieu social, leur éducation, leur religion, avec le souhait —qui nous apparait bien illusoire aujourd’hui ! — d’apparier au mieux l’enfant et ses adoptants. Le bébé lui-même ne leur sera remis que trois mois après quand on sera sûr de l’abandon définitif comme de la bonne santé de l’enfant ; de plus, ils ne seront en mesure de l’adopter, de lui donner leur nom, qu’après une période de probation de plusieurs mois.

Il faut aussi faire connaître la nouvelle fondation, nouer les liens avec les lieux de naissance des enfants illégitimes, commencer à mettre en place un réseau de déléguées capables de travailler avec les médecins, les sages-femmes, les assistantes sociales. La longue pratique de Raoul dans les pouponnières facilite le travail qui n’en reste pas moins très important.

La volonté de décentraliser l’œuvre implique que l’on installe des « sections » en province. L’occasion en est rapidement donnée pour la section Nord à Arras avec le concours d’une sage-femme en retraite, Madame Boudon. Pour la section Normandie, Raoul et Georges s’adresse à Mademoiselle Lecœur à Rouen. Cette femme généreuse avait déjà fondé quelques mois plus tôt l’Œuvre du Nid. Charles l’avait bien connu ; Raoul et Georges surent renouer les liens. Généreuse, nous l’avons déjà souligné, elle se révéla aussi fidèle puisqu’elle travailla avec la Fondation jusqu’au départ de Georges d’Heucqueville en 1946. Implantées dans des régions que ravageaient alors la misère et le chômage, Madame Boudon aussi bien que Mademoiselle Lecœur furent heureuses de trouver avenue Foch un refuge pour de trop nombreux nouveaux-nés illégaux. À Paris, c’est Louise Lafon qui devient la première déléguée et bientôt le nombre d’enfants issus de la capitale dépassera celui des deux sections du nord de la Seine.