Charles et Madeleine : deux esprits fondateurs
En 1933, Charles a 62 ans. Il est l’aîné d’une fratrie de quatre : Raoul que nous connaissons déjà, mais aussi Julien et Henri. Ils ont pour père Georges d’Heucqueville, marié à Marie de Monsservin. Cette dernière notation a son importance : la famille Monservin, originaire du Sud-Ouest, riche de magistrats, de médecins et d’hommes politiques, s’intéressera sans discontinuer à la Fondation ; elle fera partie du conseil d’administration, la soutiendra activement dans les plus rudes conflits de la Fondation avec l’Administration.
Président du Tribunal de la Seine, Charles a mené une belle carrière de magistrat. Il est marié à Madeleine, née Khan, porteuse d’une belle fortune qu’elle tient de son appartenance à la famille des banquiers Lazard. C’est à cette fortune que le couple doit la propriété de l’un des appartements de cet hôtel particulier, 38 avenue Foch à Paris, entre l’Étoile et le Bois de Boulogne où il réside. C’est elle également qui leur permet de collectionner les objets d’art. Bibliophile averti, il recherche les beaux livres anciens et modernes, les éditions princeps, les livres d’artiste ; les livres à figures vénitiens des XVe et XVIe siècles ont sa prédilection. La qualité de l’ensemble se reflétera dans un catalogue publié en 1936, avant la dispersion de la bibliothèque à Drouot. Cet argent permet également au couple d’acquérir des meubles de prix, des tableaux, des sculptures, en particulier les premiers tirages de bronzes animaliers signés Barye, ce Barye que Théophile Gauthier surnommait le « Michel-Ange de la ménagerie ». Cependant, tous les arts du monde ne comblent pas ce vide qui les habite : la venue d’une enfant qui ne viendra jamais. Même si ce n’est pas le seul facteur déterminant de la création de la Fondation, c’en est sans doute le ressort le plus intime.
La vie de Charles et Madeleine ne se confond pas avec celle de la bibliothèque ou des cimaises. Parallèlement à sa vie de magistrat, Charles s’engage, en 1926, dans une cause qui lui tient à cœur autant qu’à Madeleine : le sort des enfants abandonnés et l’adoption. C’est ainsi qu’il devient président de la section d’adoptions familiales de l’Entraide des Femmes françaises. il le restera jusqu’en 1934.
Fondée en janvier 1917 par Jeanne Thalheimer et le professeur Wallich, tous deux de confession juive, L’association, non-confessionnelle et a-politique, filiale de l’Œuvre israélite des infirmières militaires du Grand Palais, été reconnue d’utilité publique en 1921. À l’origine, elle avait pour vocation de soutenir les femmes, pour la plupart ouvrières ou employées, qui travaillaient en remplacement de leurs maris ou de leurs fils partis défendre la patrie. Mais rapidement, dès la fin de la guerre, l’essentiel de son activité devint le lancement d’un programme d’adoption des orphelins. Charles est un président actif et cette période lui donne une vision globale de l’adoption. Il s’émeut du désarroi des mères, de l’absence totale des pères, du mépris total de la société pour les 4 enfants abandonnés, soupçonnés de toutes les tares ; il touche du doigt la réalité des avortements, des suicides ; il cerne les limites de l’Assistance publique et s’insurge contre ses pratiques qui, à ses yeux, font volontairement de ses pupilles des citoyens de seconde zone. En même temps, il crée un solide réseau de personnalités qui deviendront plus tard des alliés, des membres du futur conseil d’administration de la Fondation ou encore de précieux auxiliaires.
Raoul, un pédiatre innovant
Cet homme au visage structuré, moustache, sourcils et cheveux sombres, la blouse blanche enfilée sur sa veste noire, c’est Raoul, le frère cadet de Charles. Il est né 54 ans plus tôt, quand le pays avait le souvenir bien vif de la guerre avec la Prusse en 1870 et il a vécu la Grande Guerre dans sa chair aussi bien que dans son métier.
S’il fallait le présenter d’un trait on pourrait dire du docteur Raoul d’Heucqueville qu’il est l’homme des pouponnières. Ces dernières ont pris un grand essor dès avant la fin de la Première Guerre mondiale pour répondre aux évolutions sociales et notamment à la mise au travail des femmes. Le manque de nourrices bien formées ne suffisant plus à répondre aux besoin des jeunes mères, des pouponnières se sont créées un peu partout en France, sauf à Paris, pour accueillir leurs bébés. L’Entraide des Femmes françaises dont nous avons parlé plus haut à propos de Charles en est l’un des principaux initiateurs. Médecin pédiatre, Raoul s’est intéressé depuis longtemps déjà à améliorer l’espérance de vie des bébés dans les pouponnières. À l’hôpital de la Croix-Rouge française, place des Peupliers à Paris, Raoul a déjà créé un enseignement qui formera toute une génération de puéricultrices et de jeunes mères. Aussi est-ce naturellement qu’il rejoint dès leur fondation les pouponnières de l’Entraide des femmes française, à Fontenoy, à Épernay, à Saint-Cloud, mais surtout à Boulogne, la plus grande pouponnière de France à cette époque, avec 100 berceaux.
De ce cheminement, Raoul a tiré nombre d’expériences où il développera les principes de fonctionnements, les méthodes et les pratiques de la Fondation d’Heucqueville. Ainsi de l’absolue nécessité de ne recevoir que des enfants sains pour éviter toute épidémie —à l’époque on n’avait pas les moyens de les endiguer. Ou encore que l’excellence de l’organisation des pouponnières ne suffisait pas au bien-être des enfants : on avait fait le constat que tout se passait bien au cours des dix premiers mois, mais qu’au delà les bébés s’ennuyaient et avaient tendance à dépérir, il fallait donc un nombre important de berceuses et d’élèves-infirmières pour s’occuper d’eux. En matière d’hygiène, une rigueur extrême était de règle : à Boulogne, la biberonnerie permettait le lavage et la stérilisation des biberons, quant au lait, il provenait d’une étable annexée à l’établissement ; changer un enfant six ou sept fois par jour apparaît comme une nécessité absolue ; multiplié par cent enfants, on voit le travail imposé au personnel d’accompagnement… Ce ne sont là que quelques exemples des conditions nécessaires à la bonne santé physique et morale des enfants. Et un élément fort de la lutte de la mortalité infantile ; celle ci-est en baisse continue depuis des décennies mais elle reste encore à 73 enfants pour 1000 en 1933. Le travail de Raoul a pu être considéré comme un succès puisqu’il a réussi à baisser la mortalité de 3 à 5% dans les établissements où il est intervenu.
Georges, psychiatre pour les enfants.
Il a 25 ans. Des trois, Georges est celui qui révèle sans doute le plus de complexité, une complexité due à sa personnalité autant qu’à la nature de ses études et à son métier. Comme son oncle et son père, c’est un patriote et un humaniste, inquiet de la dépopulation du pays, soucieux de voir le pays plus riche d’enfants en bonne santé physique et mentale. Lui aussi est médecin, comme son père, mais il a choisi une autre spécialité : la psychiatrie, une discipline de frontière où se mêlent la médecine, la pédagogie et la psychologie. Très brillant, il restera le plus jeune psychiatre de France pendant quatre ans. L’époque où Georges fait ses études est dominée par l’idée que la pathologie mentale est organique et qu’elle se transmet par hérédité, les grands fléaux désignés de l’époque étant essentiellement la tuberculose, la syphilis, l’alcoolisme. Son projet professionnel est de travailler à réduire les causes de tares (c’est le terme de l’époque, préférons-lui le mot « défectuosité », moins stigmatisant)) et à créer des centres spéciaux au service des enfants atteints de troubles psychiatriques. Il a beaucoup travaillé sur l’alcoolisme tant parce que la maladie affaiblissait la santé des alcooliques et favorisait, entre autres maladies, l’apparition de tuberculose, que par ses effets héréditaires ; en effet, six mille enfants naissaient chaque année, victimes de défectuosités physiques, comme le faible poids de naissance ou les malformations cardiaques, ou encore atteints de troubles mentaux graves, sans parler de ceux qui n’arrivaient pas à terme à cause des avortements spontanés ou des accouchements prématurés. les uns et les autres, dus à l’héritage génétique des parents.
Devant l’absence de politique globale des gouvernements successifs contre l’alcoolisme, il en est venu à vouloir épargner les enfants —et la société— en préconisant une mesure qui apparait aujourd’hui par trop radical : imposer le choix à l’alcoolique récidiviste et insoignable entre rester enfermé dans un asile ou subir une vasectomie à visée contraceptive. Le remède est teinté, on le voit, de la culture dominante à partir des années trente en France, celle de l’eugénisme, partagée par la plupart des aliénistes de l’époque bien qu’elle ait fait des ravages humains aux États-Unis, dans les pays anglo-saxons ou encore dans les pays du nord de l’Europe.
Sa vocation profonde toutefois était de s’occuper de la santé mentale des enfants. Avant même de prendre la direction de la fondation, il a créé à La Villetertre, dans l’Oise, un centre dédié au soin des enfants atteints de troubles nerveux.