Cette dénatalité, c’est ce que les trois fondateurs veulent contribuer à enrayer ; ces mères qui meurent d’avorter, c’est ce dont ils ne veulent plus ; ces trajets rustiques des enfants de l’Assistance publique, c’est un modèle archaïque qui, à leurs yeux, fait honte à la Troisième République. Voilà ce sur quoi, ils échangent assis dans les fauteuils Chesterfield du grand salon anglais que réchauffent les boiseries anciennes. Ils s’entendent sur l’analyse de la situation, que Charles et Raoul connaissent bien par leur activité quotidienne. Ils sont d’accord sur les moyens à mettre en œuvre, sur les stratégies à déployer pour que les enfants abandonnés ne soient plus perçus aux yeux des adoptants comme d’irrécupérables tarés. Leur souhait profond est que les enfants victimes d’abandon soient traités, élevés, éduqués comme les citoyens à part entière dont le pays absolument besoin.
Le temps des douleurs
Le premier coup est frappé au mois de février 1934. Madeleine meurt des suite d’une appendicite. Le couple était très uni. Uni dans la même foi religieuse : Madeleine, juive d’origine, s’était convertie à la religion catholique de son mari ; uni dans leurs choix artistiques ; uni dans leur volonté commune d’être utiles, de servir leur pays, d’aider les enfants les plus démunis, ceux qu’on avait abandonnés. Ce jour là, les meubles de valeur, les tableaux, les statues, les reliures, tout devient muet. Ne reste plus vivace au cœur de Charles que leur souhait commun qu’elle avait, avant sa mort, clairement redit : il faut créer la Fondation d’Heucqueville. C’était là tout ce qui donne désormais un sens à sa vie.
La même année, en septembre, quelques mois donc après la mort de Madeleine, voici le second coup : les premiers signes d’un cancer de Charles. Il est sans illusion sur sa guérison et, le 27 nov. 34, il écrit un premier testament : sa fortune, largement issue de celle de sa femme, devra financer la création de la Fondation qui portera leur nom. Il stipule qu’en cas de dissolution l’actif de la Fondation ne devra en aucun cas être légué à l’Assistance publique mais sera remis à l’Académie française, à charge pour elle de léguer les biens entre les œuvres d’enfants abandonnés qu’elle choisira. Il attribue toutefois des pensions à ses frères, y compris Raoul qui sera président de la Fondation, laquelle n’aura pas ainsi à le rétribuer et dont il ne touchera jamais d’argent.
« Charles ne ferait-il pas mieux d’appuyer l’Entraide ? »
Aux deux blessures intimes, s’ajoutent un troisième coup. Il vient des plus proches alliés : l’Entraide des femmes françaises où Charles et Madeleine ont donné pendant neuf ans le meilleur d’eux-mêmes. C’est qu’à l’Entraide, on s’interroge : Charles est malade, gravement. Ne va-t-il pas mettre en œuvre cette folle idée de créer une Fondation qui porte son nom ? Ne ferait-il pas mieux d’appuyer l’Entraide ? Mieux vaut empêcher cette erreur, celle d’un homme pris dans le chagrin et déjà dans les nasses de la mort… Il faut agir, et vite ! Le legs, il est vrai, est impressionnant : environ 20 millions de l’époque nous précise un échange de courriers entre le préfet de Police et le préfet de la Seine. Mieux vaudrait ne pas le laisser échapper ! On fait pression sur les pouvoirs publics, on intrigue auprès des tutelles. Il suffirait, Monsieur le Ministre, de refuser l’agrément demandé ou au moins de retarder le décret de reconnaissance de telle sorte qu’abandonner l’héritage en faveur d’une Fondation inexistante devienne impossible. L’argent ne serait il pas mieux utilisé à abonder les caisses d’un organisme qui a fait ses preuves plutôt qu’autoriser une aventure irréfléchie ? Ne serait-ce pas servir le bien public et la cause des enfants abandonnés ? Et ne serait-il pas logique que d’Heucqueville poursuive, par delà la mort, le travail engagé depuis des années avec l’Entraide ?
Et pour faire bonne mesure, en février 1935, le fils de Jeanne Thalheimer, présidente de l’Entraide des femmes françaises, visite Charles. il ne prend guère de gants et, à bout d’arguments, il menace le malade en termes brutaux. Charles les a redits à Raoul qui les a communiqués à Georges qui les a retranscrits dans ses carnets: « Votre mal, Charles est incurable ; vous êtes condamné à brève échéance, votre fondation n’a pas encore la reconnaissance d’utilité publique. Sachez que le conseil d’État mettra un an à statuer, votre fondation ne pourra donc recevoir l’héritage. Il ne vous reste qu’un moyen : faites de l’Entraide votre légataire universel ».
La dame s’y prend bien mal. Elle sous estime-la détermination de Charles, sans faille aucune. Pour toute réponse, il rompt les ponts avec l’Entraide. Quelques semaines plus tard, lors d’une rencontre avec le Préfet de Paris pour signer le décret de reconnaissance, le préfet fera une dernière tentative pour capter l’héritage : et L’Entraide des Femmes françaises, n’y avez-vous pas songé ? En vain.
On ne peut pas éviter de se poser en effet la question : pourquoi Charles et Raoul qui ont collaboré de si longues années au succès de l’Entraide des Femmes françaises souhaitent-ils la quitter ? Y-a-t-il eu des désaccords de fond entre les partenaires ? Ou des malentendus ? Ou des querelles personnelles ? Deux documents permettent de toucher la genèse du conflit, le premier, écrit par la présidente Thalleimer au ministre de l’Intérieur, est le rapport sur la situation de l’Entraide des Femmes Françaises daté du 5 mai 1934 ; le second est une lettre de Charles d’Heucqueville au ministre de l’Intérieur en date du 11
octobre 1934.
Le premier de ces documents, le rapport, s’ouvre sur un hommage à la Comtesse d’Heucqueville, décédée quelques jours plus tôt, « dont la modestie égalait la bonté. J’ose à peine la nommer devant vous tant elle mettait de soin à rendre anonyme ses libéralités nombreuses vis-à-vis de l’Entraide. Aux côtés de son mari, Président de notre Section d’Adoption, elle a rempli sa tâche de femme de bien dans le silence et le recueillement », puis, plus loin, « La comtesse d’Heucqueville me disait en janvier dernier : Mon mari aime l’œuvre et moi je le chéris pour le bien qu’il a pu faire grâce à elle. Ce n’étaient pas paroles vaines. Elle a en effet exprimé dans ses dernières volontés le désir qu’une fondation soit créée au bénéfice de l’Adoption familiale qui pourra ainsi, grâce à l’importance du legs, assurer par toute la France la pérennité de nos œuvres. Le dossier de la Fondation est au Conseil d’État ». Elle termine : « Ainsi nous est-il prouvé qu’une de nos sections, peut-être la plus profondément humaine, est assurée d’un avenir prospère. C’est pour les fondateurs de l’EFF une immense satisfaction que cette sécurité ».
Que s’est-il dit réellement entre la Comtesse et la présidente de l’EFF ? Il n’est pas impossible qu’il y ait eu malentendu. En effet la lettre dans laquelle Charles d’Heucqueville demande au ministre de l’Intérieur d’accorder un avis favorable à la demande de reconnaissance d’utilité publique de la Fondation d’Heucqueville ne parle pas d’insérer cette œuvre dans le giron de l’EFF, au contraire : « Cette fondation devra fonctionner sur le modèle en grand de l’Adoption familiale, une des sections de l’association de bienfaisance dite Entraide des Femmes Françaises que je dirige déjà et entretiens de mes ressources depuis plus de dix ans. De mon vivant, elle pourra borner mon action à subventionner, en mon lieu et place, l’œuvre déjà existante, sans qu’il puisse y avoir aucun autre lien ni concurrence entre elles, tandis qu’après mon décès, la Fondation d’Heucqueville, ayant sa pleine autonomie et des ressources considérables, donnera un plus grand essor à l’idée et au développement de l’adoption ».
Ces documents montrent à l’évidence que du côté de l’Entraide des Femmes Françaises on s’est habitué depuis des années à des transfusions financières de la part du couple Charles et Madeleine et on aimerait qu’elles ne tarissent pas. Du côté des fondateurs, on a envie de sortir d’une routine bien établie mais peu ambitieuse, tant dans les idées que dans les actions, par rapport aux besoins du pays : à l’adoption, on veut ajouter une pouponnière modèle, un centre d’études, une école d’aides-puéricultrice, des sections d’adoption autonomes en province. Le conflit durera des années.
Enfin, la signature du décret !
Georges rejoint son oncle et son père ; il quitte toutes ses activités dans les hôpitaux publics ; Il garde une activité à La Villetertre, mais prend en fait le risque de se consacrer entièrement à la création de la Fondation. Voilà l’équipe en ordre de marche et l’ancien magistrat en tire les conséquences ; le 3 mars 1935, il modifie son testament : son frère Raoul ou, à défaut, son neveu Georges y remplacent l’Académie Française dans la mission de léguer les biens de la Fondation en cas de dissolution. Il stipule par ailleurs l’autonomie absolue de l’œuvre et interdit son absorption directe ou indirecte par toute autre œuvre.
Quelques jours plus tard, le 21 mars 1935, Albert Lebrun, président de la République, et Marcel Régnier, ministre de l’Intérieur signent le décret de reconnaissance de la fondation. Nous disposons aux Archives de France des statuts de la Fondation. Ceux-ci mentionnent au premier chef que :
Article 1- L’établissement dit « Fondation d’Heucqueville » a pour but de créer, développer et faciliter en France à l’égard des enfants abandonnés la pratique de l’adoption.
Article 2- Pour atteindre cette fin, elle favorise dans toute la France l’organisation, par la création ou l’installation d’abris, de crèches ou de pouponnières, de « sections d’adoption » composés d’enfants sains et en bonne santé destinés à être adoptés et réunit sur l’origine de ceux-ci et sur les adoptants tous les enseignements utiles.
La lecture de ces deux articles doit retenir toute notre attention car ils reposent sur un contexte non exprimé. L’article 1 est d’une grande précision : il s’agit de favoriser l’adoption d’enfants abandonnés. La loi de 1929 avait été promulguée pour favoriser les orphelins, non pour les abandonnés considérés comme la lie de la société. Les fondateurs ont donc fait un choix difficile et courageux.
Ce choix explique l’énoncé de l’article 2, sans équivoque lui aussi : il met en avant le soin de la fondation à présenter des enfants sains et en bonne santé. À l’époque, alors que les orphelins faisaient l’objet de la compassion du public, les enfants abandonnés avaient plus que mauvaise presse. La population y voyait des bâtards, tous issus de parents alcooliques, conçus dans le péché, porteurs de tares physiques, mentales et plus encore, morales. Pour recruter des parents adoptants, il fallait au moins les rassurer sur l’état de bonne santé physique et mentale de l’enfant et sur l’absence de toute tare.
Par ailleurs pour que la greffe affective prenne, pour que l’adoption soit une réussite à terme, il fallait s’assurer de familles d’adoption motivées, dignes de confiance, capables d’assumer les enfants aussi bien matériellement que moralement et affectivement.
L’émission sur France 2, intitulée « Les Enfants de l’ombre », plus proche d’une émission de téléréalité que du document historique qu’exige le sujet, a déduit de cette politique et des pratiques sélectives qu’elle a conduit à mettre en œuvre que la Fondation était raciste. « Le racisme était la colonne vertébrale de la Fondation ! » affirment les auteurs du film. La formule est lapidaire mais mal fondée. Le parti-pris était beaucoup plus simplement de tout faire pour que les enfants les plus rejetés de la société trouvent une nouvelle famille, pour que cette famille vive en harmonie, pour que le futur adulte trouve un heureux équilibre, étudie et devienne un citoyen à part entière de la cité. En somme restituer aux enfants abandonnés une chance de jouir de cette « Égalité » que revendique pour chacun d’entre nous la République et qui s’affiche au fronton de tous les édifices publics.
Création du premier Conseil de la Fondation
Deux jours après la mort de Charles, de façon à se doter d’une structure efficace, en mesure de se défendre contre les attaques, on décide, sur le conseil de Charles Boulloche, de transformer le Conseil en Conseil d’administration. En voici la constitution :
Raoul d’Heucqueville, président
Georges d’Heucqueville, directeur
Charles Boulloche, président de la cour de Cassation, trésorier
Administrateurs :
M. Deloncle, membre du Conseil d’État
Maître Reigner, avoué,
Professeur Maxime Laigner-Lavastine, spécialiste de psychiatrie endocrinienne,
Professeur Émile Sergent, spécialiste de la tuberculose,
tous deux membre de l’Académie de médecine,
Par ailleurs les trois ministères de tutelles, l’Intérieur, la Justice et la Santé publique ont
un représentant permanent.
Les membres sont désignés pour 10 ans et se renouvellent par cooptation. On notera qu’aucune femme ne fait partie de ce conseil Pourtant une femme se trouve, dès avant la constitution de la Fondation, aux côtés de Charles et Raoul à l’Entraide des Femmes françaises ; elle jouera un rôle bénéfique pendant plus de 20 ans : elle s’appelle Louise Lafon.
Louise Lafon : la dame de cœur
Sans elle, les vingt-deux premières années de la Fondations auraient été tout autres. La présence de Louise Lafon à la Fondation a représenté un incontestable atout.
Née dans une famille protestante de l’Est de la France, Lily, comme l’appelle ses proches, reçoit une éducation rigoureuse qui n’éteint pas sa gaieté naturelle. Au commencement de la Première Guerre mondiale, son père, médecin-chirurgien, emmène Louise au front où elle est infirmière. C’est là qu’elle rencontre Jean-Émile Lafon, blessé à Verdun, décoré de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur ; avec cette rencontre débute l’histoire de sa vocation au service des enfants abandonnés. Dans son régiment, le lieutenant Lafon avait connu trois garçons fusillés pour désertion. Quelques uns de ses soldats, désignés pour le peloton d’exécution, lui avait rapporté leurs dernières paroles. Enfants de l’Assistance publique, placés comme garçons de ferme, ils proclamaient ne rien devoir à la France qui ne leur avait fait connaître que coups et mépris, aussi refusaient-ils d’aller dans l’enfer de Verdun défendre un pays qu’ils ne reconnaissaient pas comme Patrie. Profondément bouleversé par cette fusillade tragique, marqué à tout jamais par ce cri des jeunes martyrs, Émile Lafon, dès avant leur mariage, demande à sa future épouse de s’occuper de ces enfants, abandonnés ou orphelins, livrés au cycle de malheur de l’Assistance. Louise y consacra sa vie.
L’occasion lui en est donné rapidement, au début des années 20, quand elle retrouve une amie de lycée, madame Thaleimer, devenue présidente de l’Entraide des femmes françaises. Elle y fait la connaissance de Charles d’Heucqueville, alors président de la section d’adoption et le suivra lorsqu’il décidera de créer la Fondation.
Lily a de beaux yeux bleus, une sorte de charme qui rappelle celui de l’actrice Yvonne Printemps ; sur la tête, pendant des années, elle porte un chapeau noir qu’égaie un oiseau coloré. Sa mission est claire, bien définie : répondre aux demandes d’adoption. À travers les déléguées, les sages-femmes, les assistantes sociales, elle était mise en contact avec la mère soucieuse d’abandonner son enfant puis, si l’enfant était définitivement abandonné, de trouver les parents adoptifs les plus en harmonie avec ce qu’elle savait de l’enfant et de ses origines tant sur le plan professionnel que culturel et religieux. La parole de ceux qui l’ont connu aussi bien que les traces écrites de son travail montrent qu’elle avait une rare finesse de jugement et qu’elle savait trouver les mots justes pour amorcer la transmission, assurer le passage de relais, tisser l’étoffe de la nouvelle situation. Un vrai travail de passeur de frontières.
La générosité du couple Lafon s’illustre par ailleurs dans cette distinction qu’est le titre de « Juste parmi les nations » décerné à ceux qui ont mis leur vie en danger pour sauver celle de juifs. Et incontestablement, Émile et Louise avaient pris un grand risque le 2 mars 1944 et les mois qui suivirent en cachant la petite Danièle Khan qui avait échappé par miracle à une rafle des allemands, l’abritant chez elle, puis lui fournissant de faux papiers, enfin lui trouvant un abri plus sûr. Ses parents, eux, n’avaient pas échappé à une mort cruelle en déportation.
Nous retrouverons donc Louise Lafon sur une bonne partie du trajet de la Fondation.
L’Entraide ne renonce pas à son combat.
Jeanne Thalheimer manœuvre. Elle circonvient l’une des filles de l’un des frères dépossédés de Charles et Raoul, et la nomme secrétaire de son comité d’adoption. Dans le même temps, elle se vante d’avoir influé sur la signature du décret de reconnaissance d’utilité publique de la fondation en 48 heures. Ce décret serait, d’après elle, un « miracle administratif » dû à l’intervention du Grand Chancelier de la Légion d’honneur, le général Yvon Dubail.
Un peu plus d’un an après la mort de sa chère Madeleine, le 27 septembre 1935, Charles succombe à son tour. Les mêmes personnes qui s’étaient réunies à l’église Saint-Honoré d’Eylau pour accompagner Madeleine à sa dernière demeure se retrouvent pour la messe de funérailles et l’enterrement dans la tombe familiale au cimetière Montparnasse.
Déchirements familiaux
Julien, dont la fille, circonvenue par Mme Thaleimer, est passée dans le camp de l’Entraide, marie sa seconde fille, Édith, avec un avocat de renom. Il croit le moment venu de prendre sa revanche sur son frère Charles et de faire valoir ses droits. Il attaque le testament de Charles en Conseil d’État et fait ordonner la pose de scellés sur l’immeuble de l’avenue Foch.
De son côté l’Entraide, appuyée par le ministère et son bras armé, le préfet Léon, poursuit le combat pour capter l’héritage. Le préfet fait pression sur Georges en proférant des menaces sur sa carrière. Le sénateur Joseph Monservin, membre de la famille de la mère des quatre frères d’Heucqueville, persuade le ministre de la santé du bon droit de la Fondation. On peut enfin commencer à travailler ! Toutefois, ce double combat familial et professionnel laissera des traces inaltérables qui mettront en danger la vie de la Fondation une dizaine d’années plus tard.